La Croix-Rouge à l’épreuve de la mésinformation et de la désinformation
La nécessité de la sensibilisation à son mandat en tant qu’acteur humanitaire neutre, indépendant et impartial
Alors que les besoins humanitaires à travers le monde atteignent des niveaux alarmants, avec notamment plus d’une centaine de conflits armés[1] faisant rage à l’heure actuelle, les acteurs humanitaires neutres, indépendants et impartiaux, y compris les composantes du Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge (Mouvement) se trouvent de plus en plus entravés dans leurs efforts pour fournir une aide humanitaire neutre et impartiale. Différents facteurs expliquent cette réduction de l’espace humanitaire, parmi lesquels le déni du consentement pour le déploiement de l’aide humanitaire, la lourdeur administrative conditionnant l’acheminement des secours humanitaires, la politisation de l’aide humanitaire ou encore les actes de violence et menaces posés à l’encontre des acteurs humanitaires[2].
Parallèlement à ces derniers actes, de nouvelles formes d’abus et de pressions à l’encontre des organisations humanitaires neutres et impartiales émergent. Parmi celles-ci, les opérations de mésinformation et désinformation[3] discréditant les acteurs humanitaires (en ce compris les composantes du Mouvement), notamment à travers les médias et les réseaux sociaux. A l’heure où les technologies numériques régissent presque tous les aspects de notre société, les opérations de mésinformation et de désinformation se déroulant en ligne peuvent aussi avoir des conséquences néfastes hors ligne. Quand des informations fausses ou manipulées se répandent, elles peuvent saper la confiance des communautés et nuire à la réputation des acteurs humanitaires. Pour une organisation comme la Croix-Rouge, dont l’action est fondée sur la confiance, la diffusion d’informations fausses, en particulier dans des situations tendues, peut rapidement créer des risques d’insécurité pour son personnel sur le terrain et réduire sa capacité à opérer dans certaines zones, laissant les personnes touchées par un conflit armé ou d’autres situations de violence en proie à des besoins non satisfaits.
Les campagnes de discrédit dont le Mouvement a fait l’objet ces dernières années sont à ce titre particulièrement préoccupantes. Par exemple, dans les semaines qui ont suivi l’intensification du conflit armé en Ukraine fin du mois de février 2022, le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) a été en contact avec les autorités ukrainiennes et russes en vue de s’entretenir avec elles de leurs obligations en vertu du droit international humanitaire et des mesures pratiques pour limiter les souffrances des personnes ne participant pas ou plus aux hostilités. Dans le cadre de ce dialogue bilatéral et confidentiel avec toutes les parties au conflit, le président du CICR a été amené à rencontrer certains hauts représentants du gouvernement russe, ce qui a été décrié par certains[4]. Autre exemple plus récent, les fausses informations de toutes sortes portant sur l’action de la Croix-Rouge dans le cadre de l’intensification de la violence armée en Israël et dans les Territoires occupés depuis le 7 octobre 2023[5].
Si certains de ces actes sont menés en vue de nuire aux organisations humanitaires ou au Mouvement, ils peuvent aussi être le fruit d’une méconnaissance ou d’une mauvaise compréhension du mandat du Mouvement en tant qu’acteur humanitaire neutre, indépendant et impartial.
Le Mouvement a pour mission de prévenir et d’alléger en toutes circonstances les souffrances humaines. Dans la poursuite de cette mission, le Mouvement est guidé par ses 7 Principes fondamentaux, parmi lesquels l’humanité, l’impartialité, la neutralité et l’indépendance. En vertu de son principe d’humanité, le Mouvement « s’efforce de prévenir et d’alléger en toutes circonstances les souffrances des hommes. Il tend à protéger la vie et la santé ainsi qu’à faire respecter la personne humaine ». Il s’agit du Principe fondateur du Mouvement qui reflète la substance de son mandat. L’impartialité signifie que le Mouvement doit répondre aux besoins de l’ensemble des victimes en fonction de leurs besoins humanitaires, sans aucune discrimination, indépendamment de ce qu’elles sont, de leurs convictions et de ce qu’elles ont fait. L’indépendance signifie quant à elle que le Mouvement doit être en mesure de décider et d’agir en toute autonomie sans aucune interférence de la part des Etats notamment dans son mode de fonctionnement, ses décisions et ses activités. En vertu du principe de neutralité, le Mouvement ne doit pas prendre part au conflit armé en soutenant une partie ou en commettant des actes nuisibles à l’une d’entre elles. En outre, il ne peut en tout temps, prendre part aux controverses notamment d’ordre politique, religieux et idéologique. En d’autres termes, le Mouvement ne doit pas prendre parti sur des considérations qui ne sont pas d’ordre humanitaire, ni donner l’impression qu’il le fait, tant dans son discours que dans son action, partout et en tout temps.
Lorsque des violations du droit international humanitaire (DIH) sont commises, le Mouvement en général, et le CICR en particulier, ne dénonce en principe pas publiquement ces violations car une dénonciation publique de violations du DIH commises par une partie au conflit pourrait être perçue comme un soutien indirect à la cause de l’autre partie. Il privilégie plutôt un dialogue bilatéral, régulier et confidentiel pour faire part de ses préoccupations d’ordre humanitaire et rappeler aux parties au conflit leurs obligations en vertu du DIH.
Cette démarche bilatérale et confidentielle permet au CICR de maintenir la confiance de toutes les parties au conflit. La confiance est primordiale car elle permet l’accès aux victimes, l’acceptation et le respect de ses activités humanitaires et la sécurité de son personnel sur place. C’est cette confiance accordée par les parties au conflit armé au CICR qui lui permet de disposer d’un espace pour convaincre les parties au conflit de respecter leurs obligations de DIH. Cependant, cela n’empêche pas le CICR de soulever publiquement ses préoccupations humanitaires et de rappeler les obligations pertinentes du DIH qui incombent aux parties au conflit comme il le fait régulièrement à travers ses communiqués ou messages sur ses réseaux sociaux.
Par ailleurs, il est important de mentionner que le CICR entretient un dialogue avec toutes les parties à un conflit armé, en ce compris les groupes armés car il doit se préoccuper du sort et du respect de la dignité humaine de toutes les personnes qui sont sous leur contrôle. Le dialogue avec les groupes armés fait partie du mandat humanitaire qui a été officiellement confié au CICR par tous les États parties aux Conventions de Genève. Le CICR reconnait et confirme d’ailleurs fréquemment l’existence de ce dialogue humanitaire, en ce compris avec des groupes armés[6]. Bien que le CICR ne puisse partager les détails de ses discussions avec les parties au conflit comme les groupes armés, il veille à faire en sorte que tout le monde comprenne que c’est ainsi qu’il fonctionne, et ce pour des raisons purement humanitaires.
Enfin, rappelons que la capacité du CICR à remplir son mandat dépend de la volonté des parties belligérantes à accorder au CICR l’accès aux personnes affectées. En vertu du DIH, les parties au conflit ont l’obligation de consentir aux activités humanitaires impartiales proposées par les organisations humanitaires impartiales lorsque les besoins de la population qu’elles ont sous leur contrôle ou leur juridiction ne sont pas satisfaits[7]. Le CICR s’efforce ainsi constamment de demander cet accès humanitaire. Lorsque cet accès lui est refusé, il ne peut y pénétrer de force. On ne force ni un check point, ni une porte de prison. Il faut la confiance des parties, et elle s’acquiert avec la confidentialité, mais aussi avec la perception que donne le CICR en tant qu’organisation humanitaire neutre, indépendante et impartiale. Ce n’est que lorsque cet accès lui est accordé, accompagné d’une série de garanties sécuritaires pour son personnel, que le CICR interviendra.
Le mandat et les principes du Mouvement ne sont pas toujours bien compris par le grand public, surtout dans des situations où les émotions sont exacerbées. En écoutant les nouvelles ou en parcourant les réseaux sociaux, le public peut avoir l’impression que la Croix-Rouge reste silencieuse parce qu’elle ne fait rien. Il n’en est absolument rien. Le CICR sait, en s’appuyant sur des décennies d’expérience, que le moyen le plus efficace pour influencer le comportement des parties au conflit et donc améliorer la situation humanitaire, est de travailler de manière bilatérale et confidentielle avec les parties concernées, et ce dans le respect constant des principes fondamentaux du Mouvement. Un des derniers exemples en date concerne le rôle joué par le CICR dans la facilitation de la libération et le transfert de 973 détenus à la demande des parties impliquées dans les combats au Yémen. Ce travail a été possible grâce à la confiance accordée au CICR en tant qu’acteur et intermédiaire neutre dans cette opération et à un travail réalisé en coulisse, par le biais d’un dialogue bilatéral et confidentiel mené par le CICR et toujours dans le respect de sa neutralité, de son indépendance et de son impartialité. C’est également l’adhésion constante à ces principes fondamentaux qui a permis aux délégués du CICR de maintenir un dialogue de confiance avec toutes les parties au conflit en Ukraine et de visiter des centaines de prisonniers de guerre des deux côtés.
Le meilleur moyen pour le grand public de soutenir l’action du Mouvement auprès des personnes affectées par les conflits armés et autres crises humanitaires est de faire preuve de recul vis-à-vis d’informations concernant la Croix-Rouge qui peuvent sembler fallacieuses. Avant de partager de telles informations autour de vous, il peut être intéressant de vérifier la véracité de ces faits. Il est également possible de reporter de telles informations erronées auprès de votre plateforme de réseau social. Sensibiliser votre entourage à la manière dont la Croix-Rouge travaille et à l’importance de ses principes dans ce cadre peut également contribuer à soutenir les activités du Mouvement en faveur des victimes des conflits armés. Pour parler autour de vous – en une minute – du mandat du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) et du rôle essentiel joué par le respect des principes fondamentaux, voir cette vidéo. Pour comprendre son mode d’action basé sur le dialogue bilatéral et confidentiel, voir cette vidéo.
Un article rédigé par Julie Latour – référente pour la diffusion du DIH, Croix-Rouge de Belgique – Communauté francophone
[2] Voir notamment notre article à ce sujet : La préservation de l’espace humanitaire, un défi dans les conflits armés contemporains – Le Droit International Humanitaire (croix-rouge.be)
[3] Dans son rapport « Harmful information : Misinformation, disinformation and hate speech in armed conflicts and other situations of violence – ICRC initial findings and perspectives on adapting protection approaches”, le CICR propose les deux définitions suivantes: la désinformation est l’action par laquelle de fausses informations sont fabriquées ou diffusées dans une intention de nuire. La mésinformation est l’action par laquelle de fausses informations sont partagées par des individus croyant en leur véracité ou n’ayant pas vérifié leur véracité.
[4] Ukraine : Dans un contexte d’aggravation de la crise humanitaire, les parties doivent s’entendre de toute urgence sur des mesures concrètes, tandis que des informations trompeuses mettent des vies en péril | Comité international de la Croix-Rouge (icrc.org)
[5] Conflit armé en Israël et en territoire palestinien occupé : le CICR réfute de dangereuses contrevérités sur son action
[6] https://www.icrc.org/fr/document/le-cicr-et-les-groupes-armes-un-dialogue-historique
[7] A noter que cette obligation de consentement/d’autorisation existe aussi dans le cas du droit d’accès du CICR aux prisonniers de guerre et aux civils internés dans les conflits armés internationaux en vertu des articles 126 de la Troisième Convention de Genève et 143 de la Quatrième Convention de Genève. Les termes « seront autorisés » présents dans les deux articles susmentionnés indiquent, d’une part, que le CICR devra demander l’autorisation de visiter tel ou tel lieu de détention et, d’autre part, que cette autorisation devra leur être accordée.