L’impact des conflits armés sous l’angle du genre et les implications dans l’application du droit international humanitaire
Depuis quelques années, on peut constater une attention accrue sur la manière dont les conflits armés affectent différemment les personnes selon le genre. Cette question est loin d’être purement théorique, car elle nous pousse à une application plus nuancée des règles du droit international humanitaire (DIH). En effet, si les traités de DIH prévoient que leurs dispositions s’appliquent à toutes les personnes protégées et que celles-ci doivent par conséquent être traitées avec humanité sans aucune distinction de caractère défavorable, il est essentiel d’assurer en pratique un accès équitable aux droits fondamentaux aussi bien pour les hommes et les femmes que pour les garçons et les filles (voir en particulier l’article 3 commun aux Conventions de Genève de 1949, l’article 12 de la Première Convention de Genève, l’article 12 de la Deuxième Convention de Genève, l’article 14 de la Troisième Convention de Genève, les articles 13 et 27 de la Quatrième Convention de Genève, les articles 9 et 75 du Premier Protocole additionnel de 1977 et les articles 2 et 4 du Deuxième Protocole additionnel de 1977).
Il existe cependant peu de réflexions approfondies à ce stade sur la prise en compte du genre dans l’application des règles du DIH. En vertu de son mandat visant à diffuser le DIH, à veiller à son respect et à contribuer à son développement éventuel, le Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge a amorcé une étude détaillée sur cette problématique. En juin dernier, le CICR a publié un premier rapport sur l’impact des conflits armés sous l’angle du genre (CICR, Gendered impacts of armed conflict and implications for the application of international humanitarian law, juin 2022). Ce rapport relate les principales conclusions d’une réunion organisée les 24-25 juin 2021 sur cette question et rassemblant des experts issus des milieux académiques, de la société civile et d’organisations internationales, y compris du CICR et de quelques Sociétés nationales de la Croix-Rouge. Cette publication s’inscrit dans un processus global de réflexion au sein du Mouvement et met en avant les premières suggestions visant à intégrer le genre dans l’interprétation et l’application de certaines règles de DIH. Quelques pistes d’action pour le Mouvement peuvent s’en dégager.
Une première étape dans la réflexion sur l’intégration concrète du genre
L’initiative de la réunion d’experts de juin 2021 émane d’un engagement adopté par le CICR en 2019 à la 33e Conférence internationale de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge. Il répond ainsi à l’une des conclusions résultant des discussions menées au sein de la Commission I de la Conférence internationale sur le thème « DIH : Différentes personnes, différentes implications », à savoir qu’un travail de recherche et d’analyse approfondi devrait être mené dans divers contextes afin de mieux comprendre les différentes répercussions que les conflits armés peuvent avoir sur les hommes, les femmes, les garçons et les filles (voir le rapport de synthèse de la Commission I « Le droit international humanitaire en tant qu’instrument de protection des personnes dans les conflits armés »).
Depuis une quinzaine d’année, plusieurs réflexions sont en effet menées sur les interactions entre le genre et l’application du DIH soit de manière générale, en s’interrogeant sur les rôles respectifs des hommes et des femmes dans les conflits armés et l’influence de la perception de ces rôles sur l’application des règles relatives à la conduite des hostilités (Exemples : Rapport de la réunion internationale d’experts organisée par le Ministère suédois des Affaires étrangères sur Gender Perspectives on International Humanitarian Law, Stockholm, 4-5 octobre 2007 ; Helen Durham et Katie O’Byrne, « Le dialogue de la différence : le droit international humanitaire vu sous l’angle de l’équité entre les sexes », Revue internationale de la Croix-Rouge, N°877, mars 2010), soit sous un angle plus spécifique, comme l’influence du genre sur la protection des soins de santé et leur accès face à la violence (Croix-Rouge suédoise, « Study on access to health care during armed conflict and other emergencies : Examining violence against health care from a gender perspective », mars 2015). Ces études s’accordent à constater que les conflits armés affectent différemment les hommes et les femmes, même si la documentation à cet égard mérite d’être encore étoffée.
Le rapport du CICR va au-delà de ce constat et vise à analyser en profondeur certaines questions qui ont été soulevées précédemment afin de dresser un état des lieux des différentes recherches effectuées en la matière et d’orienter l’engagement futur du CICR. Il analyse plus particulièrement l’influence du genre sur l’application des règles du DIH relatives à la conduite des hostilités et celles régissant les situations d’occupation. Les échanges de cette première réunion d’experts alimenteront les débats entre experts gouvernementaux lors d’une seconde réunion à venir.
Il résulte d’ores et déjà de ces premières discussions qu’une protection effective des victimes des conflits armés passe impérativement par une intégration de la perspective de genre dans l’application et l’interprétation des règles du DIH. Nous donnerons ici un bref aperçu des constats du CICR émanant de son analyse des règles relatives à la conduite des hostilités à titre d’illustration.
L’impact des conflits armés sous l’angle du genre
À la différence du sexe qui est déterminé biologiquement à la naissance, le concept de genre dont il est fait référence dans le rapport du CICR, renvoie à l’identité socialement déterminée et attribuée à la personne et qui se rapporte à la masculinité ou à la féminité. Il s’agit en réalité d’une définition qui s’inspire de la Politique de la Fédération internationale des Sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge relative à la protection, à l’égalité de genre et à l’inclusion (Politique adoptée en 2019. Une version révisée a été adoptée par l’Assemblée générale de la FICR en juin 2022 et est en attente de publication).
Partant de cette définition, le rapport confirme que les conflits armés exacerbent les inégalités de genre qui préexistent dans nos sociétés. Nombreuses sont en effet les femmes et les filles qui font encore face à des inégalités structurelles telles que l’accès limité à des ressources financières, à la propriété foncière, à l’emploi et aux services essentiels, et une sous-représentation dans les instances décisionnelles, que ce soit au niveau politique ou au sein des forces armées. Ainsi, l’impact des hostilités sur les infrastructures essentielles peut affecter les femmes de manière plus importante que les hommes au regard de ces inégalités et de leurs besoins spécifiques quant à l’accès aux biens de première nécessité et aux soins de santé (voir le rapport du Secrétaire général des Nations Unies sur les femmes, et la paix et la sécurité, S/2021/827, 27 septembre 2021, §§ 5, 42, 43, 51 et 63). Ces conséquences sont d’autant plus importantes si les femmes sont blessées ou ont besoin d’une aide humanitaire.
L’approche de l’impact des conflits armés selon la perspective de genre doit aussi s’apprécier à l’égard des hommes et des garçons. On constate par exemple, selon certaines études (ex : Sex and Drone Strikes: Gender and identity in targeting and casualty analysis, Article 36 and Reaching Critical Will, London and New York, 2014), que ces derniers sont plus facilement assimilés à des membres de forces armées ou de groupes armés, et ne bénéficient pas par conséquent, de la protection en tant que civils face aux attaques, ce qui met à mal le principe de distinction et la présomption selon laquelle toute personne sera considérée comme civile en cas de doute en vertu du DIH (ex : articles 50, §1 et 51, §§1-2 du Premier Protocole additionnel aux Conventions de Genève). En outre, il arrive que même si les hommes ou garçons à proximité d’un objectif militaire, sont identifiés en tant que civils, ils ne seront pas forcément pris en compte dans les dommages incidents lors de l’appréciation des principes de proportionnalité et de précaution (voir notamment l’article 51, §5 et l’article 57, §2, a), ii et iii) du Premier Protocole additionnel aux Conventions de Genève).
Cette tendance peut en partie s’expliquer selon nous, par une conception très traditionnelle de la répartition des rôles entre les hommes et les femmes dans la société, mais aussi dans les situations de conflit armé : les hommes sont perçus comme jouant un rôle plus actif en tant que membres de forces ou de groupes armés, tandis que les femmes sont considérées comme ayant un rôle plus passif en tant que civiles et restant en retrait du front. Certains n’ont d’ailleurs pas hésité à critiquer le fait que les Conventions de Genève et leurs Protocoles additionnels ont favorisé une approche archaïque du rôle et de la valeur des femmes qui sont réduites à des personnes de nature vulnérable, en prétendant que sur les 42 dispositions qui font référence explicitement aux femmes, près de la moitié traitent des femmes enceintes ou qui allaitent, alors que d’autres prennent en considération les femmes en tant que mères d’enfants en bas âge ou en tant que victimes potentiellement exposées aux violences sexuelles. Ce serait toutefois oublier que ces traités prévoient aussi des dispositions portant sur la protection accordée aux femmes en tant que combattantes (Helen Durham et Katie O’Byrne, « Le dialogue de la différence : le droit international humanitaire vu sous l’angle de l’équité entre les sexes », Revue internationale de la Croix-Rouge, N°877, mars 2010).
Il est par conséquent essentiel qu’une approche selon la perspective de genre soit adoptée par les parties au conflit armé, en particulier les commandants militaires qui devront apprécier lors de la préparation et du lancement d’une opération militaire, les principes du DIH relatifs à la conduite des hostilités, en particulier les principes de distinction, de proportionnalité et de précaution.
La prise en compte de cet impact dans l’application des règles relatives à la conduite des hostilités
Le rapport du CICR explique de façon détaillée la manière dont la perspective de genre peut être intégrée dans l’application des principes relatifs à la conduite des hostilités (prévus aux articles 51, §§1-2 et 5 ; 52, §1 ; 57 et 58 du Premier Protocole additionnel aux Conventions de Genève).
Ainsi, dans le cadre de l’application du principe de distinction entre combattants et civils, le commandant militaire doit avoir à l’esprit que les règles issues des Conventions de Genève et de leurs Protocoles additionnels ont été élaborées en tenant compte de la dimension du genre et des rôles des hommes et des femmes en cas de conflit armé indépendamment des stéréotypes. Les femmes peuvent aussi endosser le rôle de combattante et être impliquées dans la planification et l’exécution des opérations militaires comme le confirme d’ailleurs la Troisième Convention de Genève de 1949 relative au traitement des prisonniers de guerre qui rappelle que « [l]es femmes doivent être traitées avec tous les égards dus à leur sexe et bénéficient en tous cas d’un traitement aussi favorable que celui qui est accordé aux hommes » (article 14). Des dispositions tiennent compte des besoins spécifiques des prisonnières de guerre en édictant des mesures à prendre en matière d’hygiène et d’accès aux soins de santé et de séparation des locaux (Pour plus d’informations, consultez Heleen Hiemstra et Vanessa Murphy, “GCIII Commentary: I’m a woman and a POW in a pandemic. What does the Third Geneva Convention mean for me?”, ICRC Humanitarian Law & Policy Blog, 8 décembre 2020). Il ne faut cependant pas interpréter la prise en compte du genre dans l’application du principe de distinction comme un encouragement à cibler les femmes combattantes, mais plutôt comme un moyen d’éviter des attaques illégales contre des hommes qui ont le statut de civils et qui ne participent pas directement aux hostilités. Cet aspect devrait être intégré dans les formations militaires et les processus de ciblage lors des opérations militaires.
Le principe de proportionnalité oblige les parties au conflit de s’abstenir de lancer une attaque contre un objectif militaire dont on peut attendre qu’elle cause incidemment des pertes en vies humaines et des blessures aux personnes civiles et des dommages aux biens civils, ou une combinaison de ces pertes et dommages, qui seraient excessifs par rapport à l’avantage militaire concret et direct attendu. Cette règle implique d’identifier les effets incidents raisonnablement prévisibles des attaques sur les personnes et biens civils en tenant compte de divers facteurs externes (Commentaire de l’article 57, §2, a), iii) du Premier Protocole additionnel, §§ 2204 et s.). Une approche contextualisée et centrée sur le genre dans le cadre de la planification d’une attaque contre un objectif militaire peut s’avérer utile afin de prendre en considération les effets incidents qui pourraient être dommageables pour les femmes. Par exemple, la destruction d’une route largement fréquentée par des femmes pour accéder à des puits d’eau potable ou à d’autres biens ou services essentiels à leur survie (comme un hôpital dispensant des soins gynécologiques), pourrait les priver de la satisfaction de leurs besoins fondamentaux ou les pousser à emprunter d’autres chemins moins sécurisés les exposant ainsi à des risques plus importants d’actes de violence.
Le principe de précaution lors d’une attaque préconise l’adoption de toutes les mesures pratiquement possibles quant au choix des moyens et méthodes d’attaque en vue d’éviter et, en tout cas, de réduire au minimum les pertes en vies humaines dans la population civile, les blessures aux personnes civiles et les dommages aux biens civils qui pourraient être causés incidemment. Le DIH prévoit que « dans le cas d’attaques pouvant affecter la population civile, un avertissement doit être donné en temps utile et par des moyens efficaces, à moins que les circonstances ne le permettent pas » (Article 57, §2, c) du Premier Protocole additionnel et règle 20 de l’Etude du CICR sur le DIH coutumier de 2005). L’efficacité des moyens d’avertissement doit s’apprécier à la manière dont la population civile concernée va recevoir effectivement l’information d’une attaque imminente afin de lui permettre d’évacuer en toute sécurité ou de se protéger. Les femmes et les filles ayant en général un accès plus limité à l’éducation et aux nouvelles technologies de l’information dans certains contextes, l’avertissement d’une attaque devrait s’effectuer avec d’autres supports plus accessibles tels que des messages radio, des tracts avec des images, des appels téléphoniques et des informations diffusées par d’autres médias (voir le commentaire de l’article 57, §2, c) du Premier Protocole, §§ 2224-2225, pour des exemples de pratiques dans le passé).
Les perspectives pour les activités en DIH du Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge
Le rapport du CICR réaffirme l’application des règles de protection des Conventions de Genève et de leurs Protocoles additionnels sans aucune distinction de caractère « défavorable ». Ce principe signifie l’accès égal aux droits fondamentaux prévus par ces traités, indépendamment du genre et d’autres critères. Toutefois, afin de rendre cet accès pleinement effectif, le DIH n’exclut pas un traitement différencié ou de caractère « favorable » à l’égard d’un groupe de personnes afin de répondre adéquatement à leurs besoins spécifiques. Ainsi, les commentaires du CICR relatifs aux Conventions de Genève, actuellement en cours de révision, soulignent l’importance de prendre en considération les besoins physiques et psychologiques des femmes blessées ou malades découlant de leur sexe ou genre et d’appliquer un régime de soins de santé et de traitement adéquat en conséquence, y compris durant leur détention (Commentaire révisé de l’article 12 de la Première Convention de Genève, §§ 1392 et s. et § 1428 et commentaire révisé de l’article 14 de la Troisième Convention de Genève, §§ 1681 et s.).
L’intégration de la perspective de genre dans l’interprétation et l’application des règles du DIH tant dans le cadre de la conduite des hostilités que dans celui du traitement des personnes au pouvoir de l’ennemi, peut ainsi contribuer à atténuer les dommages découlant des inégalités de genre préexistantes et par conséquent, à renforcer la protection des victimes des conflits armés. Ce corps de règles doit s’interpréter en complémentarité avec le droit international des droits humains applicable aussi en cas de conflit armé et contribuant substantiellement à préserver l’exercice des droits fondamentaux sans aucune discrimination fondée sur le genre (ex : Convention des Nations Unies sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, du 18 décembre 1979). Le rapport du CICR l’illustre d’ailleurs lorsqu’il aborde le respect équitable des droits fondamentaux entre hommes et femmes dans le cadre de l’occupation.
Le Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge a mis un certain temps à considérer le genre dans l’interprétation et l’application des règles du DIH. La prise en compte de cette thématique de manière transversale dans le processus de révision des commentaires des Conventions de Genève et de leurs Protocoles additionnels ainsi que le lancement d’une réflexion ouverte avec les Etats parties aux Conventions de Genève à la Conférence internationale de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge en 2019 démontrent toutefois un changement au sein du Mouvement. La récente publication du CICR nous rappelle qu’il reste encore une grande marge de progression, mais les résultats de cette première réunion d’experts de juin 2021 donnent déjà un certain nombre de pistes d’action pour les Sociétés nationales de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge.
La Croix-Rouge de Belgique a identifié l’application du DIH sous l’angle du genre comme une thématique transversale dans le cadre de ses activités de diplomatie humanitaire à mener auprès des autorités belges pour les années 2022-2026. À titre d’exemple, la Société nationale mettra en œuvre le plan d’action 2022-2027 du Mouvement visant à prévenir et atténuer les conséquences humanitaires de la guerre en milieu urbain qui engage les Sociétés nationales à attirer l’attention des autorités politiques et militaires sur la nécessité de tenir compte, dans la mise en œuvre et l’application du DIH lors des hostilités en zones urbaines, de la diversité des besoins et des risques auxquels sont confrontés les femmes, les hommes, les filles et les garçons, d’assurer la collecte et la protection de données ventilées notamment par sexe, et d’inclure des personnes de différents genres et milieux dans la planification, l’analyse et la prise de décisions.
La sensibilisation des militaires à la prise en compte du genre dans l’application des règles du DIH sur le terrain est aussi une piste concrète que la Société nationale pourra creuser dans ses formations en DIH. Les suggestions énoncées dans le rapport du CICR constituent une bonne base de réflexion à cet égard : l’intégration d’une analyse selon la perspective de genre dans le cadre de la planification des opérations militaires et l’appréciation des principes de distinction, de proportionnalité et de précaution ; la désignation de conseillers en genre lors de la planification des opérations ou des exercices de planification ; l’élaboration d’une liste de vérification des dommages incidents sous l’angle du genre ; et la récolte systématique de données ventilées selon le genre à l’issue des opérations militaires.
Une telle démarche ne fera que consolider le mandat humanitaire du Mouvement : prévenir et alléger en toutes circonstances les souffrances humaines, protéger la vie et la santé et faire respecter la personne humaine, notamment en temps de conflit armé, ce qui implique notamment de veiller à la préservation des droits fondamentaux de toutes les victimes des conflits armés et de leur permettre d’en jouir sans aucune discrimination.